Accueil / Culture / Livre
Livre

Le mari de nuit : expériences du deuil et pratiques funéraires - Jennifer Kerner

image bandeau
Communiqué
12 février 2024
Taille du texte
Partager sur

Le premier amour de Jennifer Kerner décède brutalement. Il a vingt ans, elle en a dix-huit. Choc, colère, dépression :
 « Je suis face au vide, l’événement ne fait aucun sens pour moi […] Un vieux lama tibétain m’a libérée de ma surdité en me mettant une trompette en fémur humain entre les mains ».
 
Dix-huit ans plus tard, elle se/le dé-livre avec Le mari de nuit, sorte de trompette à double cornet. D’un côté le chant d’amour d’une endeuillée qui offre à son mort un cénotaphe* de mots et de papier, écriture intime, bouleversante, parfois triviale, parfois brute, toujours juste : « Aujourd’hui, j’ai décidé de te rendre ta liberté entre les pages d’un livre… car c’est bien l’endroit où vivent mieux les morts. »
 
De l’autre, une réflexion anthropologique, universelle, extrêmement fine, nourrie par ses rencontres et son expérience de thanato-archéologue sur le terrain :  Embaumement dans l’Égypte ancienne ; « funérailles célestes » au Tibet où le corps, avec une dévotion infinie, est démembré puis confié aux oiseaux ; mos teutonicus au Moyen Age, décarnisation et cuisson (!) permettant aux os blanchis « de devenir des reliques ou de rejoindre un lieu de sépulture lointain » ; à Madagascar, « retournement » du corps des ancêtres (sortis, promenés et habillés de nouveaux rouleaux de tissus), car « on ne meurt pas ancêtres, on le devient » ; momies soignées et exposées chez les angas de Papouasie-Nouvelle-Guinée comme « autant de vigies qui veillent sur les vivants » ; broëlla en Bretagne consistant « à dire au-revoir à un mort dont le corps n’a pas été retrouvé. […] tombe vide de mort mais pleine de larmes des vivants » ; étonnante créativité japonaise où une cabine téléphonique sous les érables devient le « téléphone du vent » par lequel on « envoie vers son mort ses propres paroles »…
 
Pour l’auteure, mourir dans sa dignité est une cause entendue : « nos avancées retardent parfois le décès des patients au point d’engendrer des martyrs ». Dans les sociétés traditionnelles, l’euthanasie ou la recommandation du suicide apparaissent fréquemment dans la littérature avec des aïeux qui « de leur propre chef, se dirigent vers leur mort », desserrant les liens intenses, ou laissant s’affaiblir leur corps.
 
La « belle mort », l’euthanasia, sous-entend un départ en douceur, « une disparition successive, une dispersion insensible de notre être hors de l’existence » selon Schopenhauer. Or « avec la sédation profonde et continue jusqu’au décès [loi du 2 février 2016] rien n’est moins sûr ! » Le terme concerne pourtant également la mort du héros chez Homère. Là, on est loin de la douceur ! Mais cette mort devient anthropologiquement « belle » par l’attention et le récit qu’en font les vivants.
 
Jennifer Kerner creuse ainsi la question du mourir dignement avec celle du devenir un mort digne.
 
Son constat de chercheuse devant l’infinie créativité des sociétés dites traditionnelles mais pas seulement, est à la fois émerveillé et pragmatique : « Si la nature est vitavore, l’homme seul est thanaturge. […] Etre mort est un statut social […] seule la société à laquelle vous appartenez est en mesure de vous l’offrir » et « tout autour du monde, la consigne est claire : la communication entre les vivants et les défunts ne doit jamais être totalement rompue. »
 
Elle met en garde nos sociétés occidentales contemporaines si pauvres spirituellement, notamment en matière de rituels funéraires [car] la Mort, lorsqu’elle n’est encadrée par aucune forme de croyance ; n’est rien d’autre que la cessation de la productivité individuelle… ». Nous voilà plus soucieux de propreté, de rationalisation et d’efficacité matérielle que de réparation chez l’endeuillé ! « La thanatopraxie […] n’est pas de l’ordre de la pratique ritualisée […] Regarder la Mort droit dans les yeux est encore le meilleur moyen de ne pas se tromper à son sujet. […] La thanatopraxie contemporaine nous vole la possibilité de ce face-à-face. »
 
Concernant l’agonie, nous ne sommes pas loin du déni : « Presque toutes les populations ont mis en place des rites d’agonie […] Le plus important pour un disparu en devenir […] c’est de ne pas mourir dans l’indifférence. Un rite de séparation permet au sujet de sortir de la société par la grande porte, avec un dernier cérémonial, plutôt que sur la pointe des pieds dans des chambres d’Ehpad sordides. »
 
Depuis une violente blessure personnelle en passant par la formidable richesse des pratiques séculaires Le mari de nuit, figure de l’amour disparu de l’auteure, nous invite fraternellement à nous humaniser les uns les autres : morts, morts en devenir, mourants ou vivants, avec « un culte qui nous ressemble ou bien […] une praxie spirituelle personnelle ».
 
Son espoir bienveillant : retrouver, revivifier, apaiser et réenchanter dans une heureuse «créolisation », nos accompagnements et autres indispensables rites humains de séparation.  
 
C.G.
 
* « tombeau vide » en grec ancien 

Publié en octobre 2023
Commander en ligne - Editions Gallimard